L’Union européenne connaît actuellement une profonde transformation. D’une part, les données récentes de l’Eurobaromètre montrent que les citoyens soutiennent de plus en plus l’idée d’une Union plus large et plus solidaire, 56 % des Européens étant favorables à l’élargissement à de nouveaux pays. D’autre part, les enquêtes BiDimedia montrent que la carte politique du continent se déplace considérablement vers la droite, avec des gains significatifs des forces conservatrices, libérales-conservatrices et nationalistes dans presque tous les États membres. L’interaction entre ces deux dynamiques – expansion institutionnelle et mutation idéologique – est l’un des principaux domaines du débat politique en Europe aujourd’hui. En particulier, il est intéressant d’examiner comment l’élargissement pourrait renforcer le camp conservateur au sein des institutions européennes, en modifiant l’équilibre interne et la manière même dont l’identité de l’Union est définie.
LE CONSENSUS DES CITOYENS ET LE NOUVEL ÉLAN POUR L’ÉLARGISSEMENT
Les enquêtes Eurobaromètre révèlent que, suite à la guerre en Ukraine et à la perception croissante des menaces extérieures, l’opinion publique européenne a redécouvert l’importance d’une Union plus large et plus cohésive. Le pourcentage de citoyens favorables à l’élargissement s’élève à 56 %, avec des niveaux très élevés en Europe du Nord – Suède (79 %), Danemark (75 %) et Lituanie (74 %) – et des niveaux plus faibles dans des pays comme l’Autriche et la France, où le scepticisme reste fort. Le chiffre le plus significatif concerne toutefois les jeunes, qui sont les partisans les plus enthousiastes d’une Europe plus inclusive : 67 % des 15-24 ans et 63 % des 25-39 ans. Parallèlement, l’enquête montre que les citoyens associent l’élargissement non seulement à un renforcement du poids géopolitique de l’UE (37 %), mais aussi à une amélioration du marché intérieur et à une plus grande solidarité entre les États membres. Toutefois, des inquiétudes subsistent : les craintes d’une augmentation des coûts pour les contribuables, de flux migratoires incontrôlés et de corruption accompagnent les perceptions positives, brossant un tableau ambivalent dans lequel l’aspiration à l’unité coexiste avec la prudence économique et sociale.
L’ECONOMIE SOCIALE COMME OUTIL DE COHESION EUROPEENNE
Un autre aspect crucial mis en lumière par l’Eurobaromètre concerne l’économie sociale, qui est considérée par les trois quarts des citoyens européens comme un pilier du bien-être collectif. La grande majorité des personnes interrogées réclament un soutien accru aux organisations du troisième secteur par le biais d’incitations financières et de campagnes de sensibilisation, reconnaissant qu’elles constituent un élément d’identité et de cohésion pour la société européenne. En Italie, par exemple, plus de 80 % de la population considère que l’économie sociale est essentielle à la qualité de vie et à la solidarité, et plus de la moitié déclare avoir participé à des activités bénévoles ou à des dons. Cette orientation reflète une vision de l’Europe qui ne se limite pas à la sphère économique ou bureaucratique, mais qui repose sur des valeurs partagées d’inclusion, de mutualité et de responsabilité sociale. L’intérêt des citoyens pour une économie plus éthique et participative recoupe de manière intéressante la demande croissante de stabilité et de sécurité, deux principes que les partis conservateurs ont su réinterpréter et promouvoir dans leur discours politique. La convergence entre un élargissement fondé sur la solidarité et une vision conservatrice axée sur la défense des valeurs et des identités nationales offre à la fois une plate-forme de dialogue et, en même temps, une tension idéologique.
L’ELARGISSEMENT A L’EST ET LES POSSIBILITES POUR LE CONSERVATISME EUROPEEN
Le débat sur l’élargissement se concentre actuellement sur les pays des Balkans occidentaux et de l’Europe de l’Est : L’Albanie, le Monténégro, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine, la Macédoine du Nord, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie et la Turquie sont les neuf pays officiellement candidats, auxquels s’ajoute le Kosovo en tant que candidat potentiel. La perspective d’inclure ces nations entraîne un rééquilibrage inévitable de la balance politique au sein de l’Union. Nombre de ces pays partagent une culture politique plus conservatrice et nationaliste, influencée à la fois par la tradition religieuse et l’expérience post-soviétique. En ce sens, leur adhésion pourrait renforcer la composante conservatrice déjà croissante du Parlement européen. Les données publiées ces dernières semaines par le centre BiDimedia confirment cette tendance : en Europe de l’Est et en Europe centrale et orientale, les forces de droite et de centre-droit sont systématiquement en tête des sondages. En Pologne, la Plate-forme civique du Premier ministre Donald Tusk – un parti populaire et modérément conservateur – arrive en tête avec près de 40 %, suivie par le parti Droit et Justice, plus nationaliste, avec 30 %. En Estonie, le parti de centre-droit Ismaa domine, tandis qu’en Lituanie, les chrétiens-démocrates de centre-droit conservent un rôle décisif. L’intégration de ces pays dans l’Union permettrait non seulement d’élargir la base géopolitique de l’Europe, mais aussi de consolider une majorité conservatrice capable d’influencer les politiques de l’UE en matière d’économie, d’immigration et de valeurs.
LA MONTÉE DU CONSERVATISME EN EUROPE OCCIDENTALE
Si l’Europe de l’Est représente la frontière du conservatisme culturel, l’Europe de l’Ouest connaît également une montée des partis de droite. En Allemagne, Alternative für Deutschland atteint 26 %, dépassant l’Union chrétienne-démocrate et laissant les socialistes derrière. En Autriche, le FPO atteint 34 %, et aux Pays-Bas, le Parti de la liberté de Geert Wilders arrive en tête des intentions de vote avec 26 sièges estimés. La tendance est similaire dans les pays du sud de l’Europe. En Espagne, le Partido Popular dépasse les 30 % et semble être la force motrice d’une éventuelle alliance avec Vox, tandis qu’en Italie, la droite au pouvoir consolide un consensus entre les partis. Au Royaume-Uni, bien qu’il ne fasse pas partie de l’UE, la progression du Reform Party de Nigel Farage, qui atteint 29 %, confirme que le vent conservateur souffle fort, même de l’autre côté de la Manche. Cette dynamique suggère qu’en cas d’élargissement de l’Union européenne, le nouvel équilibre interne pourrait refléter l’orientation politique actuelle du continent, avec une prédominance des familles conservatrices et national-populaires au Parlement et à la Commission.
LES DIVISIONS POLITIQUES AU SEIN DU PARLEMENT EUROPÉEN
Le processus d’élargissement n’est cependant pas sans obstacles. Les divergences qui sont apparues au sein du Parlement européen – en particulier sur le cas de l’Ukraine – soulignent que l’élargissement est également un terrain d’essai pour différentes visions de l’Europe. D’une part, les représentants conservateurs insistent sur la nécessité de respecter les critères d’adhésion et s’opposent aux raccourcis ou aux procédures extraordinaires ; d’autre part, les groupes progressistes considèrent l’intégration de Kiev comme un geste politique essentiel pour défendre les valeurs démocratiques européennes contre l’autoritarisme russe. La discussion est étroitement liée à la question de la réforme institutionnelle, en particulier à la proposition de dépasser le principe de l’unanimité en faveur du vote à la majorité qualifiée. Pour de nombreux conservateurs, le maintien du droit de veto représente une garantie de la souveraineté nationale et une protection contre des décisions perçues comme imposées par de grands États membres. À l’inverse, les partisans d’une plus grande intégration estiment que l’unanimité paralyse le processus décisionnel et rend l’UE moins efficace.
LES JEUNES, LES VALEURS ET LES NOUVELLES PRIORITÉS POLITIQUES
L’enquête Eurobaromètre met en évidence un fait apparemment contradictoire : les jeunes Européens sont les plus favorables à l’élargissement, mais certains d’entre eux sont sympathiques aux mouvements identitaires et conservateurs. Cette convergence n’est pas une coïncidence. L’élargissement, perçu comme un symbole d’ouverture et d’opportunité, s’accompagne d’une recherche de stabilité, de sécurité et d’identité – des valeurs que le conservatisme contemporain a su réinterpréter dans une perspective européenne. En outre, la diffusion de l’économie sociale, qui promeut des modèles participatifs et durables, pourrait devenir un point de rencontre entre les jeunes progressistes et la nouvelle droite modérée. Ces deux groupes politiques partagent, bien que pour des raisons différentes, l’idée d’une économie plus enracinée dans le territoire local et moins dépendante du grand capital mondial. En ce sens, l’élargissement à des pays ayant une forte tradition de communauté et de solidarité pourrait offrir au camp conservateur l’occasion de redéfinir son image d’une manière plus sociale et moins exclusive.
AVANTAGES STRATÉGIQUES POUR LE CAMP CONSERVATEUR
À la lumière des données considérées, l’élargissement de l’UE pourrait produire des avantages structurels pour le camp conservateur. Tout d’abord, il amplifierait la présence de pays aux cultures politiques traditionnelles, dans lesquels les valeurs familiales, religieuses et nationales restent centrales. Ce nouvel équilibre pourrait avoir un impact sur les futures majorités au Parlement européen, en renforçant le PPE et les groupes réformistes conservateurs. Deuxièmement, l’expansion vers l’Est permettrait au bloc conservateur de promouvoir un modèle d’Union plus flexible et moins centralisé, dans lequel la subsidiarité et la souveraineté nationale restent des principes clés. L’adhésion d’États culturellement conservateurs tels que la Serbie ou la Géorgie constituerait un contrepoids à l’intégration fédéraliste progressiste. Enfin, l’élargissement pourrait offrir aux partis de droite un nouveau langage politique européen, fondé non pas sur la fermeture mais sur l’idée d’une « grande Europe des nations », capable de défendre ses frontières et ses valeurs sans sacrifier la coopération.
VERS UNE NOUVELLE SYNTHÈSE EUROPÉENNE
Une analyse comparative des données de l’Eurobaromètre et de BiDimedia montre que l’Europe contemporaine connaît un double mouvement : une expansion institutionnelle vers de nouveaux horizons géographiques et une évolution idéologique vers le conservatisme. L’élargissement de l’UE, loin de constituer une menace pour le pluralisme politique, pourrait en fait favoriser une redéfinition du centre politique européen, dans lequel le conservatisme se présente comme une force d’équilibre entre la souveraineté et l’intégration, la tradition et l’innovation. Dans cette perspective, l’avenir de l’Europe ne dépendra pas seulement de sa capacité à accueillir de nouveaux membres, mais aussi de sa capacité à construire un nouveau pacte politique entre ses deux âmes : la progressiste, qui voit dans l’inclusion un outil de justice sociale, et la conservatrice, qui voit dans l’élargissement un moyen de consolider une Union plus stable, plus enracinée et plus respectueuse des identités nationales.