Alors que l’accord entre les États-Unis et la Chine remodèle le commerce mondial, l’Union européenne prépare son plan « ResourceEu » pour sécuriser les terres rares et les puces, redéfinissant ainsi sa souveraineté économique dans une nouvelle ère géoéconomique.
L’économie mondiale entre dans une nouvelle phase de turbulences, et l’Europe se trouve en son centre. L’accord commercial signé entre les États-Unis et la Chine a tiré la sonnette d’alarme à Bruxelles, où les responsables politiques craignent d’être les victimes collatérales d’une rivalité croissante entre les deux plus grandes puissances mondiales. Mais la réponse de l’Union européenne n’est ni passive ni réactive. Au contraire, Bruxelles prend des mesures décisives pour réduire sa dépendance stratégique à l’égard de Pékin, ce qui pourrait redéfinir son rôle industriel et géopolitique pour les décennies à venir.
Le commissaire européen au commerce, Maroš Šefčovič, a saisi le sentiment dominant lors d’une apparition de haut niveau à Rome cette semaine. « Nous devons nous préparer à un monde dur et difficile où la géoéconomie et la géopolitique sont profondément imbriquées », a-t-il averti, à la suite d’un appel avec le secrétaire d’État américain Howard Lutnick au sujet des retombées potentielles de l’accord entre Washington et Pékin. L’accord, qui concerne à la fois le marché des terres rares et l’approvisionnement en combustibles fossiles, souligne à quel point l’Europe reste exposée aux changements de pouvoir à l’échelle mondiale.
Après son intervention au Sénat italien, M. Šefčovič a rencontré le Premier ministre italien, Giorgia Meloni, pour discuter de la « sécurité économique de l’Union » et des négociations commerciales en cours avec le Mercosur. Sa visite est intervenue à un moment crucial : dans toutes les capitales européennes, les inquiétudes se multiplient quant à la forte dépendance du continent à l’égard des importations chinoises de minerais essentiels et de composants de semi-conducteurs.
De la victime collatérale à l’acteur stratégique
Ces dernières semaines, les commissaires européens dirigés par Ursula von der Leyen ont débattu de la question de savoir si l’UE risquait de devenir une « victime collatérale » de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Šefčovič a rejeté catégoriquement cette formulation. Selon lui, l’Europe n’est pas un spectateur, mais un objectif de la politique économique chinoise – une cible d’influence stratégique et de pression commerciale. Pour cette raison, Bruxelles doit engager Pékin directement et selon ses propres termes, indépendamment de la dynamique changeante entre Washington et Pékin.
Cela marque une évolution fondamentale de la position de l’Europe sur la scène internationale. Pendant des décennies, l’UE s’est appuyée sur des marchés ouverts et des institutions multilatérales pour garantir la stabilité. Aujourd’hui, cependant, l’Union se forge une identité économique plus affirmée, capable de protéger les intérêts européens dans un monde défini par la rareté, la concurrence et l’interdépendance stratégique.
Alors que Washington et Pékin négocient des exemptions et des règles d’exportation, l’Europe élabore discrètement sa propre stratégie globale. Le plan ResourceEu, attendu dans quelques semaines, vise à réduire la dépendance à l’égard de la Chine pour les matières premières essentielles et les composants de semi-conducteurs, tout en diversifiant les chaînes d’approvisionnement et en renforçant la capacité de production nationale.
Le défi des terres rares
Les enjeux ne pourraient être plus importants. Les minerais de terres rares, essentiels à la fabrication de véhicules électriques, de turbines éoliennes et de smartphones, sont dominés par les fournisseurs chinois. Bruxelles craignait que le nouvel accord entre les États-Unis et la Chine n’expose davantage l’Europe en accordant à Washington des dérogations spéciales aux restrictions à l’exportation imposées par Pékin. Toutefois, les premiers rapports suggèrent que la Chine a accepté de suspendre l’introduction de nouvelles limites à l’exportation « pour le monde entier », et pas seulement pour les États-Unis.
Pour Bruxelles, cette pause est un soulagement bienvenu, même s’il est temporaire. Le moratoire ne devrait durer qu’un an, et on ne sait pas encore s’il s’appliquera à toutes les restrictions récentes, y compris celles promulguées plus tôt en 2024. La Commission européenne a donc demandé des éclaircissements directs aux responsables chinois, qui devraient rencontrer les représentants de l’UE pour de nouvelles discussions à Bruxelles.
M. Šefčovič a reconnu que le partenariat avec la Chine devenait « de plus en plus difficile ». Les négociations avec son homologue chinois, le ministre du commerce Wang Wentao, ont porté sur le rétablissement de l’accès aux « puces héritées » et sur l’assouplissement des blocages à l’exportation qui menacent la base manufacturière de l’Europe. La question est loin d’être abstraite : chaque voiture construite en Europe nécessite environ 1 000 puces, chacune étant constituée de plus de 500 composants. Des perturbations dans cette chaîne pourraient paralyser des industries entières.
Construire la sécurité économique de l’Europe
La réponse de la Commission combine diplomatie immédiate et réformes structurelles à long terme. D’une part, Bruxelles fait pression sur la Chine pour qu’elle lève l’interdiction d’exporter les puces Nexperia, ce qui pourrait éviter la fermeture d’usines automobiles européennes. D’autre part, l’Union européenne accélère les investissements dans les sources alternatives de minerais essentiels, les capacités de recyclage et l’autosuffisance technologique. Le plan ResourceEu viendra probablement compléter la loi européenne sur les puces et la loi sur les matières premières critiques, formant ainsi l’épine dorsale de la nouvelle stratégie de résilience industrielle de l’Europe.
Cette double approche est le reflet d’une prise de conscience européenne plus large des réalités de la géoéconomie du XXIe siècle. L’ère de la mondialisation non réglementée est révolue ; elle est remplacée par un système plus fragmenté, mais aussi plus autonome. Le défi – et l’opportunité – de l’Europe consiste à profiter de ce moment pour renforcer son unité interne et sa capacité technologique, plutôt que de se replier sur le protectionnisme.
Un nouveau consensus européen
Bien que les États membres puissent différer dans leur rythme et leurs priorités, un nouveau consensus se forme autour de la nécessité d’une autonomie stratégique. La France et l’Allemagne plaident pour un renforcement de la production intérieure, tandis que l’Italie, par un engagement constructif et une diplomatie équilibrée, prône un dialogue avec la Chine parallèlement aux efforts de diversification. L’approche coordonnée de la Commission marque un tournant : L’Europe ne se contente plus de réagir aux décisions des autres, elle façonne son propre destin dans l’économie mondiale.
Dans les mois à venir, le succès de ResourceEu dépendra de la volonté politique et de la discipline collective. L’Europe doit transformer le soulagement à court terme – comme la pause temporaire des exportations chinoises – en indépendance à long terme. Cela signifie qu’il faut mobiliser les investissements, garantir des partenariats alternatifs en Amérique latine et en Afrique, et intégrer l’innovation dans le paysage industriel du continent.
Le paysage commercial mondial peut en effet être « dur et difficile », comme l’a prévenu Šefčovič, mais la réponse de l’Europe témoigne d’une maturité et d’une détermination croissantes. En réaffirmant le contrôle de ses ressources critiques et de ses chaînes d’approvisionnement technologiques, l’Union européenne ne se contente pas de s’adapter à un monde en mutation – elle définit ce que signifie la souveraineté économique à l’ère de la concurrence géopolitique.