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L’Europe de la dette – Développements économiques, sociaux et politiques – Partie I

Commerce et économie - novembre 1, 2025

L’Europe de l’après-guerre est un continent fragmenté, économiquement ruiné par deux guerres mondiales et marqué par la division idéologique entre l’Est et l’Ouest. Dans ce contexte tendu, l’idée d’une union économique et politique n’est pas née d’une ambition impériale, mais du besoin désespéré de stabilité des États européens.

Le contexte de la formation de l’Union européenne et la dynamique de la dette publique

Dès 1951, le traité de Paris a jeté les bases de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), un accord économique entre six États (France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie et Allemagne de l’Ouest). Cette alliance avait pour but d’éliminer les rivalités économiques qui avaient alimenté les deux guerres mondiales ayant ravagé le vieux continent. La signature du traité de Paris n’était que le début d’un voyage qui allait conduire, en quatre décennies seulement, à la formation de l’Union européenne. Le traité de Rome, conclu en 1957, a permis d’étendre la coopération commerciale, créant ainsi la Communauté économique européenne (CEE). L’objectif déclaré à l’époque était à la fois simple et ambitieux : créer un marché commun avec la libre circulation des biens et des services, des personnes et des capitaux. L’intention non déclarée des dirigeants européens était plus stratégique, fondée sur l’interdépendance économique visant à prévenir une nouvelle guerre et à assurer la prospérité commune des États signataires du traité de Rome. Au cours des quatre décennies suivantes, l’Union européenne s’est élargie et consolidée grâce à des réformes successives. La première réforme que nous mentionnons est l’Acte unique européen (AUE). Signé en 1986, l’AUE modifie les traités instituant les Communautés européennes et instaure une coopération politique entre les États signataires. Le terme « Union européenne » a été officialisé par l’adoption du traité de Maastricht en 1992, qui est entré en vigueur le 1er novembre 1993. La structure moderne actuelle de l’UE a été établie par le traité de Lisbonne en 2007. Cependant, une union économique ne peut exister sans coordination fiscale. C’est précisément dans cette coordination fiscale que les germes des futures crises économiques ont été cachés dès le départ.

La dette publique, un indicateur de déséquilibre

Si nous examinons la dette publique par rapport au PIB dans l’Union européenne, nous constatons que les données officielles révèlent d’énormes disparités entre les États membres. La Grèce arrive en tête du classement de la dette par rapport au PIB avec un niveau d’endettement de 142,2 % du PIB, suivie de l’Italie avec 137,3 %, de la France avec 116,3 % et de l’Espagne en quatrième position avec 100,6 %. À l’opposé, on trouve des pays comme la Bulgarie, avec 26,7 %, et l’Estonie, avec 21,4 % de dette par rapport au PIB. Ces chiffres ne doivent pas être considérés comme de simples statistiques ; ils sont en fait le résultat de décennies de politiques économiques, de crises internes, de réformes ratées et de modèles sociaux différents. Alors que l’Europe occidentale s’est construite sur la base d’un État-providence généreux et d’une économie industrielle sophistiquée, l’Europe de l’Est, qui a rejoint l’UE plus tard, a dû travailler dur pour rattraper son retard après d’énormes écarts historiques. Cette différence structurelle explique pourquoi, plus de 35 ans après la chute du communisme, la dette publique et les politiques sociales restent profondément inégales entre l’Est et l’Ouest.

Une Europe à deux vitesses, à l’origine des déséquilibres

Le continent européen a connu une transformation géopolitique sans précédent avec la chute du rideau de fer. Les pays d’Europe centrale et orientale se sont empressés de rejoindre les structures occidentales, d’abord l’OTAN par crainte de l’influence néfaste de la Fédération de Russie, ensuite l’Union européenne, facteur bénéfique d’un point de vue économique. L’intégration économique n’a pas été uniforme pour tous les États. Alors que des pays comme l’Allemagne, la France et les Pays-Bas bénéficiaient d’une base industrielle solide et d’un système fiscal robuste, les nouveaux États membres de l’Est ont dû passer par des processus difficiles de privatisation des usines contrôlées par l’État, de restructuration et d’austérité. On peut donc dire qu’une Europe à deux vitesses s’est formée : L’Europe de l’Ouest, dont les pays ont des économies matures, des infrastructures développées, des niveaux élevés de dette publique, mais aussi une grande capacité fiscale pour soutenir les politiques sociales. L’Europe de l’Est, dont les dettes sont moins élevées, mais qui présente un certain nombre de vulnérabilités sociales et économiques structurelles.

Le rôle de la dette publique dans l’intégration européenne

Du point de vue de la théorie économique, la dette publique d’un pays n’est pas une mauvaise chose en soi. La dette publique ne devient problématique que lorsque son financement ne génère pas de croissance économique. Des pays comme l’Allemagne et la France peuvent supporter des dettes de plus de 80 % du PIB parce qu’ils investissent constamment dans les infrastructures, l’innovation et la protection sociale. En revanche, les pays du sud de l’Europe, comme la Grèce, l’Italie et l’Espagne, ont toujours été confrontés à des dettes considérables dues à des dépenses publiques inefficaces, à un modèle économique dépendant de la consommation et du tourisme et, enfin, à l’évasion fiscale. La crise financière qui a frappé l’Europe entre 2008 et 2012 a mis en évidence ces vulnérabilités. Par exemple, la Grèce, au bord de la faillite, a été contrainte d’accepter des plans de sauvetage de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI) en échange de politiques d’austérité draconiennes qui ont gravement affecté le peuple grec. La même crise économique a démontré qu’une monnaie commune (l’euro) sans politique fiscale commune est un système incomplet. Les pays qui n’ont pas pu dévaluer leur monnaie nationale ont été contraints d’ajuster leurs déficits par des coupes budgétaires (voir le cas de la Roumanie, où les fonctionnaires ont vu leur salaire réduit de 25 %), ce qui a eu pour effet d’accroître les tensions sociales.

La crise économique, moteur de l’intégration

Jean Monnet, l’un des pères fondateurs du projet européen, a affirmé que l’Union européenne s’est toujours construite « à travers les crises ». Chaque crise qui a frappé l’UE a fait franchir une nouvelle étape à l’intégration. Dans les années 1970, la crise pétrolière a stimulé la coopération énergétique. La crise financière mondiale de 2008, qui a pris naissance aux États-Unis, a conduit à la création du Mécanisme européen de stabilité (MES). La pandémie de COVID-19 a conduit à l’émission des premières obligations européennes communes pour financer le plan de relance NextGenerationEU. La guerre en Ukraine a accéléré les investissements dans les industries de l’armement et de la technologie. Ces réponses institutionnelles ont renforcé la cohésion économique au niveau de l’UE mais ont également intensifié le débat sur la solidarité. Les pays peu endettés, comme l’Allemagne (65,4 %), les Pays-Bas (43,3 %) et la Finlande (actuellement à 86,4 %), ont souvent été réticents à accepter l’idée d’une « mutualisation » de la dette publique. D’autre part, les pays du sud de l’UE ont demandé une plus grande redistribution du budget de l’UE, arguant que l’Union ne peut pas survivre si la prospérité est concentrée uniquement dans le nord.

Discipline budgétaire et réalité économique de Maastricht à nos jours

En 1992, le traité de Maastricht a introduit des critères stricts pour les pays souhaitant rejoindre la zone euro. Le premier critère est que la dette publique ne doit pas dépasser 60 % du PIB du pays, et le second que le déficit budgétaire annuel ne doit pas dépasser 3 % du PIB. Ces conditions, destinées à assurer la stabilité financière, sont devenues au fil des ans une référence symbolique. Mais, paradoxalement, même les fondateurs de ces règles ne cessent de les violer. La France a actuellement une dette de plus de 116 % du PIB, l’Allemagne se bat pour rester sous le seuil des 70 %, mais sa dette ne cesse de croître. L’Italie et la Grèce dépassent toutes les limites historiques, et la Roumanie les suit de près, ayant fini par emprunter aux taux d’intérêt les plus élevés de l’UE. Ainsi, ce qui était censé être un mécanisme de discipline économique s’est transformé en un indicateur d’inégalités structurelles. Les pays disposant d’une marge de manœuvre budgétaire limitée ont été contraints de réduire leurs investissements publics, creusant ainsi l’écart de développement avec les économies performantes des pays du nord de l’UE.

L’Europe occidentale, moteur économique et paradoxe d’une dette élevée

L’Europe occidentale est le cœur économique de l’UE parce qu’elle abrite les pays qui ont jeté les bases du projet européen et qui, malgré des niveaux élevés de dette publique, continuent de dicter les grandes orientations de la politique économique et sociale. L’Allemagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et l’Autriche sont les économies qui ont façonné les règles du jeu européen, de la discipline fiscale à la solidarité sociale. Le paradoxe fondamental de cette région est que les pays les plus développés sont aussi les plus endettés, mais qu’ils sont en même temps les plus capables de gérer leur dette. Ce paradoxe ne reflète pas une faiblesse structurelle, mais un modèle économique fondé sur la confiance dans l’État et la stabilité des institutions financières. L’Allemagne, par exemple, a fait de la discipline budgétaire une philosophie nationale, ce qui explique qu’elle soit considérée comme le moteur économique de l’Europe, avec une dette publique relativement modérée par rapport à la taille de son économie.

Les pays occidentaux ont créé un équilibre entre la compétitivité et la cohésion sociale, mais les défis démographiques, la transition verte et les coûts géopolitiques (personne ne sait quand et comment la guerre en Ukraine prendra fin), ainsi que la migration excessive qui a frappé l’UE, exercent une pression sur les budgets publics. Cependant, l’Europe occidentale démontre qu’une dette publique élevée n’est pas nécessairement synonyme de vulnérabilité, si la dette est financée par des économies fortes et des institutions crédibles.

Le modèle économique allemand repose sur trois piliers essentiels. Le premier pilier est l’industrie manufacturière et les exportations, qui ont fait de l’Allemagne le premier exportateur européen et l’un des leaders mondiaux dans des domaines tels que l’industrie automobile, les équipements industriels, la chimie et les technologies vertes. « Industrie 4.0 », une stratégie lancée en 2011, a transformé le secteur industriel allemand en un symbole d’automatisation et d’efficacité. Les exportations allemandes ont dépassé (en 2023) 1 600 milliards d’euros, ce qui représente environ 45 % du PIB. Le deuxième pilier économique de l’Allemagne est une politique budgétaire prudente. Dans les années 2000, la doctrine de l’équilibre budgétaire « Schwarze Null » (« zéro noir ») a été introduite comme symbole de la responsabilité fiscale. Même en période de récession, les Allemands ont refusé d’emprunter de manière excessive, préférant des ajustements structurels lents mais durables. Le troisième pilier de l’économie allemande est le modèle social de l' »économie sociale de marché ». L’État allemand intervient pour assurer un équilibre entre l’efficacité économique et la justice sociale. Les dépenses sociales (pensions, santé, éducation, aide sociale) représentent plus de 30 % du budget public, mais elles sont principalement financées par des contributions plutôt que par la dette (prêts). Les crises politiques récentes, de la transition énergétique (le fameux Green Deal) à la guerre en Ukraine en passant par les défis démographiques, mettent sous pression le modèle allemand. Cependant, grâce à une économie diversifiée, l’Allemagne reste le pilier fiscal le plus stable de l’UE.

La France représente une autre image de l’économie occidentale, avec une dette publique d’environ 116 % du PIB. État providence généreux mais coûteux, la France consacre près de 33 % de son PIB à la protection sociale, soit le pourcentage le plus élevé d’Europe. Cette politique garantit la cohésion sociale et une qualité de vie élevée, mais réduit la compétitivité fiscale, ce qui entraîne une pression accrue sur la dette. Les domaines qui apportent de la valeur à l’économie française sont l’industrie aéronautique (Airbus, Dassault Aviation), symbole de l’innovation européenne ; le secteur du luxe et de la mode (LVMH, Chanel, Hermès), qui contribue fortement aux exportations ; l’énergie nucléaire, avec 70 % de l’électricité française d’origine nucléaire, qui assure l’indépendance énergétique et l’exportation du savoir-faire. Comme dans toute économie, il y a aussi des secteurs en perte de vitesse. La France est confrontée à des pertes dans le secteur de l’industrie lourde, qui a été délocalisé dans les pays d’Europe de l’Est au cours des dernières décennies. Bien que fortement subventionné par la politique agricole commune (PAC), le secteur agricole français reste vulnérable aux fluctuations du marché mondial. Les crises sociales de la dernière décennie (le mouvement des « gilets jaunes »), les grèves massives dans le secteur des transports et l’opposition à la réforme des retraites (le gouvernement français a chuté cinq fois au cours des deux dernières années) illustrent la tension entre la viabilité budgétaire et le modèle de protection sociale. La France vit un paradoxe. Bien qu’elle soit la deuxième économie d’Europe, la France est l’un des pays les plus endettés de l’UE en raison de sa dépendance structurelle à l’égard de dépenses publiques élevées.

Avec une dette publique de seulement 43,3 % du PIB, les Pays-Bas sont un exemple classique d’économie de petite taille mais très compétitive. Le succès néerlandais repose sur une administration publique efficace, une culture de l’innovation commerciale et un régime fiscal favorable aux entreprises. Avec le port de Rotterdam (le plus grand d’Europe, principale porte d’entrée du commerce continental), les Pays-Bas sont une plaque tournante de la logistique mondiale. En outre, l’État néerlandais investit constamment dans l’éducation, la numérisation et les énergies renouvelables. En termes de politiques sociales, l’État néerlandais offre une protection minimale universelle tout en encourageant la responsabilité individuelle. Cette combinaison a permis de créer une économie stable dont le taux de productivité est l’un des plus élevés au monde.

La Belgique, avec une dette publique de 106,4 % du PIB, caractérisée par sa complexité politique et sa résilience économique, est un cas particulier. Bien que l’économie belge soit développée et que ses citoyens jouissent d’un niveau de vie élevé, son système politique fragmenté (flamands contre francophones) crée de grandes difficultés dans la gestion des finances publiques. On peut dire que la Belgique reflète parfaitement le dilemme d’une « Europe riche mais bureaucratique » : croissance économique lente, dette élevée, mais stabilité sociale pour les citoyens. Les dépenses sociales sont élevées, dépassant 30 % du budget, mais l’efficacité administrative reste un problème. Cependant, le secteur pharmaceutique, les services financiers à Bruxelles (un centre administratif européen), ainsi que la technologie alimentaire et chimique, constituent une valeur ajoutée pour l’économie belge.

Le prospère micro-État du Luxembourg, avec une dette de 25,4 % du PIB, est l’État membre le plus riche de l’Union européenne, avec un PIB par habitant de plus de 120 000 euros. L’économie luxembourgeoise repose principalement sur les services financiers, les technologies de l’information et l’innovation fiscale. Le Luxembourg a réussi à combiner une fiscalité des entreprises modérée avec un niveau de protection sociale élevé, ce qui est une recette économique rare. Le modèle économique luxembourgeois nous montre qu’un pays petit mais stable peut prospérer dans une économie mondialisée s’il dispose d’institutions transparentes et d’un capital humain de haut niveau.

Caractérisée par un équilibre entre discipline et solidarité, l’Autriche est un exemple d’économie sociale de marché mature, similaire au modèle allemand. Avec une dette publique de 60,7 % du PIB, les principaux secteurs économiques sont : l’industrie mécanique et automobile, le tourisme de montagne, l’énergie et les services financiers. L’Autriche consacre environ 27 % de son budget à la protection sociale, en mettant l’accent sur la santé et l’éducation. Sur le plan politique, l’État est stable et, sur le plan fiscal, Vienne maintient un équilibre entre les dépenses et les recettes, et la dette publique est maîtrisée.

A suivre….