La récente visite d’État du roi Felipe VI et de la reine Letizia d’Espagne en République populaire de Chine – avec des escales à Chengdú et à Pékin – est révélatrice de l’évolution de la position de la politique étrangère espagnole à l’égard de la deuxième économie mondiale. Avec un programme mêlant ambition économique, diplomatie culturelle et symbolisme délibéré, la visite souligne l’intention de Madrid de forger des relations bilatérales plus substantielles avec Pékin. Mais elle soulève également des questions plus profondes sur la place de l’Espagne dans l’équilibre changeant entre l’Est et l’Ouest, le commerce et les convictions.
Une visite axée sur l’économie et la culture
Le couple royal est arrivé à Chengdú le 10 novembre 2025 pour entamer une visite axée sur l’approfondissement de la coopération « dans le domaine économique, commercial et de l’investissement ». Le ministre de l’économie, du commerce et de l’entreprise, Carlos Cuerpo, qui accompagne Leurs Majestés, a souligné la nécessité de rééquilibrer une relation commerciale « très asymétrique » et de stimuler les exportations espagnoles vers la Chine. La pièce maîtresse de ce voyage est un important forum économique présidé par le roi, qui réunira plus de quatre cents représentants d’entreprises – une démonstration claire de l’intention du gouvernement de réduire le déficit commercial de 40 milliards d’euros de l’Espagne vis-à-vis de la Chine.
Parallèlement, la reine Letizia dirige le volet culturel de la visite, en participant à une cérémonie en l’honneur du 150e anniversaire de la naissance d’Antonio Machado – un poète admiré par les lecteurs chinois – et en rencontrant ensuite des hispanistes chinois à l’université de Pékin. Ce double volet de promotion économique et de rayonnement culturel reflète la conviction de Madrid que l’engagement avec la Chine doit aller au-delà du commerce pour englober l’identité, la langue et le prestige – des domaines dans lesquels l’Espagne conserve une résonance mondiale.
La politique chinoise de Sánchez et la logique de diversification
Cette visite ne peut être comprise indépendamment de l’orientation plus générale de la politique étrangère définie par le Premier ministre Pedro Sánchez. Depuis les premiers gestes de son gouvernement à l’égard de Pékin, l’Espagne s’est positionnée parmi les capitales européennes les plus ouvertes vis-à-vis de la Chine. M. Sánchez s’est lui-même rendu en Chine en 2024, déclarant qu' »une guerre commerciale ne profiterait à personne » – une phrase qui illustre à la fois son pragmatisme et sa distance par rapport au ton de plus en plus conflictuel de Washington.
À bien des égards, le voyage du roi est l’aboutissement symbolique de cette ouverture : une tentative de consolider le pilier économique d’une politique qui considère la Chine non pas comme un rival systémique, mais comme un partenaire porteur d’opportunités. Madrid cherche à attirer les investissements, à développer les exportations et à diversifier les marchés à un moment où l’environnement transatlantique est devenu plus incertain. Avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, l’accent mis par Washington sur la relocalisation, les tarifs douaniers et le nationalisme économique a déstabilisé les partenaires européens. Le gouvernement de M. Sánchez perçoit en Pékin une source alternative – non pas idéologique, mais pratique – de croissance et de pertinence diplomatique.
Cette stratégie de diversification comporte toutefois des risques. Elle place l’Espagne à l’intersection de sphères stratégiques concurrentes, l’obligeant à équilibrer sa participation au projet européen, sa dépendance à l’égard des garanties de sécurité américaines et sa recherche de nouvelles opportunités à l’Est.
Entre autonomie et alignement
Les partisans de la visite la présentent comme une affirmation de la souveraineté de l’Espagne, un exercice pragmatique de diplomatie indépendante qui place l’intérêt économique au-dessus des blocs et des slogans des autres. Dans un environnement mondial de plus en plus marqué par le protectionnisme, l’Espagne doit agir là où elle le peut et s’adresser à tous ceux qui comptent.
Cependant, l’autonomie n’est pas synonyme d’alignement, et l’alignement n’est pas synonyme de soumission. Plus Madrid étend son engagement économique avec la Chine, plus elle s’expose à l’influence politique de Pékin et à la volatilité des marchés. La relation reste fortement déséquilibrée, les exportations chinoises inondant les marchés espagnols alors que les produits espagnols se heurtent toujours à des barrières d’accès et de reconnaissance. La recherche d’un « équilibre » risque de renforcer la dépendance.
De même, les partenaires de l’Espagne à Bruxelles et à Washington interpréteront la visite royale comme un signal – même involontaire – que Madrid s’oriente vers une ligne plus souple à l’égard de la Chine au moment même où l’Occident durcit sa position. La Commission européenne a déjà mis en garde contre les dangers de la dépendance des infrastructures critiques à l’égard des entreprises chinoises, tandis que les États-Unis, sous la présidence de M. Trump, ont réitéré leurs appels à un front occidental uni contre l’emprise techno-autoritaire de Pékin. L’offensive de charme de l’Espagne à Chengdú et à Pékin s’inscrit donc dans un climat de méfiance transatlantique renouvelée.
La vocation espagnole et l’horizon occidental
En vérité, la force de l’Espagne dans les affaires du monde n’a jamais été de suivre les modes du moment, mais de rester fidèle à sa propre boussole civilisationnelle. La composante culturelle de cette visite – l’hommage à Machado, le dialogue avec les hispanistes chinois – rappelle au monde que l’influence de l’Espagne repose sur la langue, l’art et un héritage moral qui transcende le commerce. Mais elle invite aussi à réfléchir à la direction que prend cet héritage.
Malgré toutes les discussions sur les nouvelles routes de la soie et les opportunités asiatiques, l’horizon naturel de l’Espagne a toujours été l’Atlantique. Son histoire, sa foi et sa civilisation sont liées aux Amériques, et non au monde chinois. De l’autre côté de l’océan se trouvent des nations qui partagent la langue, les institutions et l’ADN culturel de l’Espagne – des partenaires avec lesquels la coopération se fait naturellement, et non par le biais d’une traduction. Une politique étrangère qui se tourne vers l’Est pour trouver des marchés, mais qui néglige l’Ouest pour trouver un sens, risque de perdre les deux.
Le « moment de connectivité » de l’Espagne ?
La visite du roi et de la reine en Chine est un geste de diplomatie économique soigneusement chorégraphié, culturellement raffiné et politiquement significatif. L’Espagne fait preuve d’ambition et de confiance, mais révèle aussi la tension entre ses désirs commerciaux à court terme et son orientation stratégique à long terme.
Madrid a le droit de poursuivre ses intérêts où qu’ils se trouvent. Mais la mesure de la souveraineté n’est pas la capacité d’engager toutes les puissances ; c’est la sagesse de savoir quels engagements renforcent l’identité de la nation et lesquels la diluent. L’Espagne doit veiller à ce que son ouverture à la Chine ne porte pas atteinte à ses engagements européens ou à son partenariat transatlantique, les deux piliers de sa stabilité et de sa prospérité depuis la transition démocratique.
On ne sait pas s’il s’agit de la naissance d’une version espagnole de la « stratégie de connectivité » hongroise – une tentative délibérée d’équilibre entre l’Est et l’Ouest, présentée par Balázs Orbán comme l’essence même de la diplomatie souveraine – ou simplement d’un effort erratique pour sortir de l’ombre de Washington. La différence réside dans l’objectif : la stratégie a une boussole, l’improvisation n’en a pas.
À l’heure des nouvelles rivalités, l’Espagne doit se rappeler où se situe son destin. Le regard ibérique, lorsqu’il est le plus fidèle à lui-même, a toujours été tourné vers l’Ouest – vers les Amériques, vers l’Atlantique, vers le monde de foi et de liberté partagées que l’Espagne a contribué à construire. Se tourner vers l’Est peut être une promesse de commerce ; se tourner vers l’Ouest offre toujours la civilisation. Et c’est cela, en fin de compte, la voie espagnole.